Il était une fois, dans un coin reculé du Québec (au Canada), des bûcherons qui passaient l’automne dans un campement. Quand ils n’étaient pas occupés à couper du bois, ils passaient leurs soirées devant le feu de camp à se raconter des histoires ou à jouer aux cartes. Bien entendu, la bière était de bon ménage, tant et aussi longtemps qu’elle n’était pas abusée. Seulement voilà, il y avait Balsamé Jr. Forcier. Balsamé, que tout le monde surnommait Samé, était comme son père. Un bonhomme malcommode, souvent porté sur la boisson, et fauteur de troubles. Bien du monde pensait que son père avait fait un pacte avec le Diable et que Samé « l’avait dans l’sang ».
Dès son arrivée au camp des bûcherons, Samé sut se faire remarquer, et pas de la bonne façon. Quand il ne cherchait pas la bagarre, tout en étant à moitié ivre, il allait dans le bois pour massacrer des arbres. Bien entendu, tout bûcheron devait couper des arbres, mais Samé, lui, les maltraitait. Il coupait les plus jeunes, souvent à moitié, arrachait des branches, et en laissait pourrir. Les autres bûcherons le laissaient faire, ne voulant pas causer de chicanes inutiles, mais il y avait un homme au camp qui ne tolérait pas ses agissements envers la nature. Yolain Savoie. Savoie, le treizième fils de sa famille. Savoie, le seul qui appellait Samé par son nom de famille. Savoie, le sage. Savoie, l’arrêteur de sang.
« Je te préviens, Forcier. Si tu continues... »
« Tu vas faire quoi, osti de câlisse ? »
Samé n’était pas complètement ivre, mais il pouvait quand même péter un câble et devenir violent assez rapidement. Savoie se contenta de le regarder et il continua de parler.
« Tu ne devrais pas jurer ainsi. »
« Pourquoi ? Parce que l’bon Dieu va me punir pour mes soi-disant péchés ? »
« Je ne pense pas que Dieu ait du temps à perdre avec toi. Oui, tu vas être puni pour tes péchés, c’est certain, mais pas par Lui. »
« Par qui, d’abord ? »
« Par les esprits de la forêt. »
Savoie avait prononcé ces mots d’un ton calme et posé. D’autres bûcherons, qui écoutaient leur conversation, tendirent l’oreille davantage.
« Les esprits... esti... t’es un fou. T’sais ça, Savoie ? T’es un maudit malade de tabarnak. »
« Je me répète, tu ne devrais pas jurer. »
« Qu’est-ce que ça peut ben t’faire, comment je parle, esti ? »
« Je voulais uniquement te dire que, si tu continues à maltraiter la forêt, les esprits vont te le faire payer. Aussi, Dieu n’aime pas ceux qui jurent à tour de bras. »
« Mais crisse d’osti de câlisse ! Tu me fais chier ! »
« Bien. Si je te fais ‘chier’ tant que ça, autant te laisser avec tes chiottes ! »
Savoie s’éloigna et des bucherons se mirent à rire aux éclats. Samé en avait reçu toute une !
« Oh, et une dernière chose, ne viens pas me voir si ton fluide vital coule. Je ne vais pas t’aider ! »
Forcier lui cria un long juron. Savoie se contenta de lui sourire avant d’aller se promener dans la forêt.
Étant le treizième fils, Savoie avait hérité d’un don divin. Il pouvait arrêter le sang qui coule, peu importe la blessure. Voilà pourquoi il était un « arrêteur de sang ». Il avait sauvé bien des vies et son nom était connu aux alentours. Malgré tous les éloges, il avait toujours refusé l’argent que ses « patients » voulaient lui donner, et il avait toujours vécu humblement.
Savoie s’était engagé lui-même à « soigner » les bucherons du camp pendant l’automne et tous l’appréciaient, sauf Samé bien sûr. Savoie n’avait jamais aimé ce genre d’être humain. De la pire espèce. Il n’aurait pas été surpris si on lui avait appris que Samé avait déjà fait un contrat avec le Diable en personne. Après tout, si les rumeurs sur son père étaient fondées...
Pendant que Savoie marchait parmi les arbres, il entendit un son étrange. Une sorte de gémissement. Quelqu’un se serait-il perdu dans les bois ?
« HÉ ! Y A QUELQU’UN ? »
Aucune réponse humaine. Que cet étrange gémissement.
« JE SUIS ICITTE ! »
Toujours rien. Soudain, le vent se leva et les feuilles d’automne entamèrent une étrange chorégraphie. Savoie crut voir un signe en observant les feuilles. Le gémissement augmenta brutalement et Savoie se boucha les oreilles, de peur de devenir sourd. Puis il vit une mince ligne de sang couler des arbres. Non… De cette ligne s’en rajoutaient d’autres et tous les arbres autour de Savoie saignaient. Par la grâce de Dieu, c’est horrible ! Je dois faire quelque chose pour ces malheureux ! Malgré le puissant gémissement, Savoie alla apposer ses mains sur un arbre blessé et il se concentra. Son don d’arrêteur de sang refusait de se déclencher. L’arbre saignait toujours. Non… Non… il doit y avoir une façon de...
« Coupe. » Dis soudainement une voix.
« Hein ? » Répond Savoie, surpris.
« Coupe. Il est trop tard pour moi. »
« Qui a parlé ? »
« C’est moi, l’arbre, ou plutôt l’esprit de l’arbre. Cet homme maudit nous blesse, jour après jour. Le Yable a dû le bénir, d’une certaine façon. Je ne crains pas la mort, car elle fait partie de la vie, et mes frères vont me venger. »
« Je… »
« Coupe, coupe, COUPE ! »
« Je ne peux pas. Je suis un piètre bûcheron. Je vais te blesser encore plus. »
« Alors laisse-moi souffrir… laissez-NOUS souffrir seuls. »
Le gémissement cessa et le sang disparut des arbres. Savoie, sachant très bien qui était le responsable, retourna au campement pour trouver Samé, mais Forcier avait foutu son camp.
« Où est-il parti ? » Demande Savoie à un bûcheron.
« Quelque part. Tout ce qu’il y a autour de nous, c’est du bois, du bois, et encore du bois. »
« Alors nous n’allons pas le revoir. »
« Pourquoi t’dis ça, Savoie ? »
« Parce que... »
Tout à coup, un hurlement inhumain se fit entendre. Le bûcheron qui était avec Savoie hurla que c’était un possédé du démon et il courut se cacher dans une tente. Les autres bûcherons firent de même, bande de trouillards !, et Savoie courut vers la source du cri. Il était sûr d’y trouver Samé et il avait raison.
Entre deux arbres, Samé hurlait à pleins poumons, alors qu’une force invisible lui arrachait les bras et les jambes. Les arbres saignaient à nouveau et leurs branches s’emparaient de Samé, l’étouffant. Une cacophonie de voix résonna dans l’air, disant que leur vengeance avait été accomplie et qu’il fallait respecter la nature, sinon d’autres subiraient le même sort que l’homme maudit, Balsamé Jr. Forcier.
Puis tout devint silencieux. Le sang des arbres se volatilisa et Savoie, encore abasourdi par la puissance des esprits, marcha lentement vers le campement. Soudain, sa botte piétina quelque chose. Une montre à gousset. La montre avait une grande chaîne et un couvercle en or à six points colorés. Un rouge, un bleu, un jaune, un orange, un vert et un violet. Dès qu’il la prit dans ses mains, un message apparut au sol.
La Montre Merveilleuse vous permet de remonter le temps pour réparer vos erreurs. Pour l’utiliser, transportez-la et dites : « Ô garde-temps, reverse me ». Bah ! Une montre maudite, plutôt ! Remonter le temps… pourquoi remonterais-je le temps ? Pour sauver ce maudit Forcier ?
« Ô garde-temps, Reverse Non Me ! HA HA HA ! »
Il lança la montre au loin et elle tomba près d’un arbre. Étrangement, elle ne s’était pas brisée.
Savoie arriva au campement, mais il était désert. Où étaient partis les bûcherons ? En trouvant une lettre écrite par Béraud, l’un des seuls bûcherons lettrés, Savoie apprit, avec horreur, que pendant son absence tous avaient fait un pacte avec le Diable pour voyager avec la chasse-galerie. Le mythique canot volant. Personne ne voulait rester au campement et continuer à travailler. Les imbéciles ! Ils vont perdre leur âme au Yable ! Même s’ils ne la perdaient pas, la chasse-galerie fait toujours des allers-retours, alors ils vont revenir icitte tôt ou tard. Savoie soupira de découragement. Pendant un instant, il repensa à la montre, mais il chassa cette idée démoniaque de son esprit.
Yolain Savoie avait beau être un arrêteur de sang, il n’était pas Dieu. Il ne pouvait pas sauver tout le monde, autant leurs corps que leurs âmes. Savoie se contenta donc de retourner dans sa tente pour faire une sieste. Si les bûcherons revenaient, il serait là pour les accueillir. Sinon, il rentrerait à la maison.